Chapitre 14
Nous attendîmes un peu, le temps de nous assurer que Charlie ne se dégagerait pas. Bones versa de l’essence dans les autres appartements de l’étage, qui ne tardèrent pas à prendre feu à leur tour. La fille n’avait toujours pas prononcé le moindre mot. Ses pupilles ne se dilatèrent même pas lorsque je la portai hors de l’immeuble.
Bones lui donna quelques gouttes de son sang. D’après lui, ça lui permettrait de tenir jusqu’à ce qu’il l’amène en lieu sûr. Plusieurs raisons nous forçaient à partir rapidement. Les pompiers allaient bientôt arriver. La police aussi. Sans oublier les sbires d’Hennessey, qui ne tarderait pas à apprendre que l’une de ses résidences était partie en fumée, avec deux de ses hommes à l’intérieur.
Je fus surprise en voyant Bones aller à la voiture de Charlie puis en ouvrir le coffre.
— Je reviens tout de suite, murmurai-je à la fille tout en l’installant sur la banquette arrière.
Elle n’avait pas l’air de m’avoir entendue.
Curieuse, je fis le tour de la voiture de Charlie. Bones était penché au-dessus du coffre. Lorsqu’il se releva, il portait un homme dans ses bras.
J’ouvrai la bouche, ébahie.
— C’est qui celui-là ?
J’aperçus le visage de l’homme et j’inspirai violemment. Le lourdaud du bar !
Je ne percevais aucun battement de coeur, mais je posai tout de même la question.
— Est-ce qu’il est... ?
— Bon pour la morgue, répondit Bones. Charlie l’a emmené dans l’arrière-cour et lui a brisé la colonne vertébrale. Il aurait senti ma présence s’il avait fait plus attention. C’est là que je m’étais caché.
— Tu n’as rien fait pour l’arrêter ?
Je me sentais un peu coupable de la mort de cet inconnu. Moi non plus, je n’avais rien fait pour arrêter Charlie. C’était peut-être ce qui rendait mon ton si amer.
Bones me regarda sans ciller.
— Non.
J’avais envie de me cogner la tête contre le mur. Techniquement, nous avions gagné ce soir, mais la victoire n’avait aucune saveur. Un innocent avait été tué, une jeune femme était dans un profond état de choc, nous n’avions obtenu aucun autre nom de personne impliquée et nous savions maintenant que notre mission allait devenir de plus en plus difficile.
— Que vas-tu faire de lui ?
Il le posa sur la pelouse.
— Le laisser ici. Il n’y a rien d’autre à faire. Avec l’incendie, il sera vite découvert. Au moins, il aura un véritable enterrement. C’est tout ce qui lui reste.
Laisser le cadavre ici pouvait paraître cruel, mais, d’un point de vue purement pratique, Bones avait raison. Nous ne pouvions rien faire de plus pour lui. Le laisser à la porte d’un hôpital avec un petit mot n’atténuerait pas la douleur de sa famille.
— Allons-y, dit-il brièvement.
— Mais... et pour Charlie ? insistai-je en me glissant sur la banquette arrière. (Je pris la main de la fille tandis que la voiture commençait à rouler.) Tu vas le laisser ici pour que la police les trouve, lui et Dean ?
— Les flics ? (Il afficha un sourire sans joie.) Tu sais que lorsqu’un vampire meurt, son corps se décompose et retrouve son âge réel. C’est pour ça que certains ressemblent à des momies une fois morts. On va laisser la police chercher pourquoi un type mort depuis soixante-dix ans s’est retrouvé fourré dans un sommier avant de prendre feu. Ils vont se creuser la cervelle pendant des semaines. Si j’ai décidé de laisser Charlie sur place, c’est pour une bonne raison. Je veux qu’Hennessey sache qui a fait ça, et il le saura. Dès qu’on sera rentrés à l’hôtel, je vais passer quelques coups de fil afin de savoir si la tête de ce salopard de Charlie était mise à prix. Et si c’est le cas, je revendiquerai la récompense. Hennessey en entendra parler. Ça le rendra nerveux, il se demandera ce que Charlie a bien pu me dire, et avec un peu de chance ça le fera sortir de son trou. Il voudra me faire taire pour de bon.
C’était une manoeuvre très risquée. Hennessey n’était pas le seul à vouloir réduire Bones en poussière. Selon les dires de Charlie, c’était également le souhait d’une vingtaine d’autres personnes.
— Où est-ce qu’on emmène la fille ?
— Je m’en occupe.
Il sortit son portable et composa un numéro en tenant le volant de l’autre main. Je murmurais des paroles réconfortantes – mais inutiles – à la fille en pensant à ma mère. Il y a bien longtemps, elle aussi avait été une victime. Le scénario n’était pas le même, c’est vrai, mais à mon sens cela ne faisait pas une grande différence.
— Tara, c’est Bones. Désolé de t’appeler si tard... j’ai un petit service à te demander... Merci. Je serai là dans une heure.
Nos regards se croisèrent dans le rétroviseur intérieur.
— Tara habite à Blowing Rock, pas très loin d’ici. La fille sera en sécurité avec elle. Personne ne connaît vraiment Tara, donc Hennessey ne pensera pas à chercher chez elle. Elle lui apportera toute l’aide nécessaire, et pas seulement du point de vue physique. Elle a vécu le même genre de traumatisme.
— Elle a été torturée par un vampire ?
Je plaignais de tout mon coeur les malheureuses qui faisaient partie de ce club.
Bones détourna les yeux et reporta son attention sur la route.
— Non, ma belle. Dans son cas, c’était un homme.
Tara vivait dans une maison en rondins située dans la chaîne montagneuse de Blue Ridge. On ne pouvait se rendre chez elle qu’en empruntant un chemin privé. C’était la première fois que je mettais un pied hors de l’Ohio, et j’étais fascinée par les hautes falaises, les pentes escarpées et le paysage accidenté. En d’autres circonstances, j’aurais demandé à Bones de s’arrêter juste pour admirer la vue.
Une femme afro-américaine aux cheveux poivre et sel attendait sous le porche. Les battements de son coeur indiquaient quelle était humaine. Bones sortit de la voiture et l’embrassa sur la joue.
Une sensation désagréable m’envahit tandis que je les regardais. Une ancienne copine ? Ou peut-être pas si ancienne que ça ?
Elle le serra dans ses bras et l’écouta exposer brièvement ce qui était arrivé à la fille. Je remarquai qu’il ne citait aucun nom. Bones termina son récit en demandant à Tara de ne parler à personne de sa nouvelle protégée, ni des circonstances de son arrivée chez elle. Il se tourna ensuite vers moi.
— Chaton ? Tu viens ?
Je m’étais demandé si je devais sortir ou rester dans la voiture, mais sa question me décida.
— Une gentille dame va s’occuper de toi, dis-je à la fille en l’aidant délicatement à sortir de la voiture.
Je ne la portais pas vraiment – si on le lui demandait, elle marchait. J’empêchais juste le drap qui la recouvrait de tomber et je la guidais dans la bonne direction.
Le visage de Tara s’emplit de compassion à notre approche. C’est alors que je remarquai une cicatrice qui courait de son sourcil jusqu’à sa tempe, et j’eus honte de mes pensées mesquines au sujet de ses relations avec Bones.
— Je m’en occupe, dit ce dernier en soulevant la fille comme si c’était une plume. Tara, je te présente Cat.
Je fus surprise de l’entendre m’appeler ainsi, mais je tendis la main à Tara qui la serra chaleureusement.
— Enchantée, Cat. Bones, mets-la dans ma chambre.
Il entra sans demander le chemin, et je dus une nouvelle fois me répéter que ce n’étaient pas mes affaires.
— Entre, ma petite, tu dois avoir froid ! dit Tara en frissonnant.
À 4 heures du matin, à cette altitude, la température était glaciale.
Je baissai alors les yeux et jurai en silence. N’avais-je pas l’air à croquer ? Entre ma robe et mon maquillage plus qu’outrancier, Tara devait probablement se dire que j’étais une roulure de première.
— Merci. Je suis enchantée de te rencontrer, répondis-je poliment.
Au moins, je pouvais lui montrer que j’avais de bonnes manières.
Je suivis Tara dans la cuisine et acceptai la tasse de café qu’elle me tendait. Elle s’en versa une également et me fit signe de m’asseoir.
Un hurlement déchira le silence alors que j’étais sur le point de prendre un siège, et je me redressai d’un seul coup.
— Tout va bien, dit immédiatement Tara en me tendant la main. Il est en train de la réveiller.
Derrière ces gémissements déchirants, j’entendis Bones expliquer rapidement à la fille qu’elle ne risquait plus rien et que personne ne lui ferait de mal, désormais. Bientôt, ses cris se transformèrent en sanglots.
— Ça peut prendre un petit moment, continua Tara d’un ton neutre. Il fera en sorte qu’elle se souvienne de tout, puis il la programmera pour éviter qu’elle devienne suicidaire. Ça leur arrive parfois.
— Comment ça ? demandai-je bêtement. Ce n’est pas la première fois qu’il t’amène des filles en état de choc ?
Tara sirotait son café.
— Je m’occupe d’un centre pour femmes battues en ville. Le plus souvent, je n’amène personne ici, mais de temps en temps il nous arrive quelqu’un qui a besoin d’une aide plus substantielle. Quand il s’agit d’un cas vraiment désespéré, j’appelle Bones. Je suis heureuse de pouvoir enfin lui rendre service. Il m’a sauvé la vie, mais j’imagine qu’il te l’a dit.
Je la regardai, perplexe.
— Non, je n’en savais rien. Qu’est-ce qui t’a fait penser qu’il m’en avait parlé ?
Elle me sourit d’un air entendu.
— Parce que c’est la première fois qu’il amène une fille ici, ma petite. Enfin, une qui n’a pas besoin de mon aide, en tout cas.
Je tentai de dissimuler le plaisir que ses paroles me causaient.
— Ce n’est pas ce que tu crois. On... euh... on travaille ensemble. Je ne suis pas sa... enfin, je veux dire, si tu le veux, il est à toi ! conclus-je en bafouillant.
Un grognement de dégoût nous parvint de l’étage, et il ne venait pas de la fille. Je regrettai aussitôt mes paroles, mais il était trop tard.
Tara me considéra de son regard clair.
— Mon mari me battait. J’avais peur de le quitter parce que je n’avais pas d’argent et que j’avais une petite fille, mais un soir il m’a fait ça. (Elle me montra la cicatrice qui courait le long de sa tempe.) Alors je lui ai dit que c’était fini. Que j’en avais assez. Il s’est mis à pleurer, en me disant qu’il n’avait pas voulu faire ça. C’est ce qu’il me disait chaque fois qu’il me battait, mais c’était faux, il savait parfaitement ce qu’il faisait. On ne bat pas quelqu’un sans le faire exprès ! Quoi qu’il en soit, il comprit que j’étais on ne peut plus sérieuse quand je lui ai dit que je le quittais. Alors il s’est caché derrière ma voiture ce soir-là. Je suis sortie de mon travail, j’ai marché jusqu’au parking, et c’est alors qu’il s’est dressé devant moi en souriant et en me menaçant avec un revolver. J’ai entendu un coup de feu, je me suis cru morte... et j’ai vu ce petit Blanc, un type qui avait l’air d’un albinos, qui tenait mon mari par le cou. Il m’a demandé si je voulais qu’il continue à vivre, et tu sais ce que j’ai répondu ? Non.
J’avalai mon café d’une seule traite.
— Je ne vais pas te jeter la pierre. À mon avis, il n’a eu que ce qu’il méritait.
— J’ai dit non pour ma fille, pour qu’il ne lui fasse jamais subir la même chose, dit-elle en prenant ma tasse pour la remplir de nouveau. Bones ne s’est pas contenté de lui briser la nuque. Il m’a fait quitter l’appartement minable que j’occupais, il m’a trouvé un endroit où vivre, et au bout de quelque temps j’ai pu me loger par moi-même et ouvrir le centre. Maintenant, c’est moi qui aide les femmes qui n’ont plus aucun endroit où aller. Le bon Dieu a parfois un sacré sens de l’humour, non ?
Je souris.
— Ça, j’en suis la preuve vivante.
Tara se pencha en avant et baissa la voix.
— Si je te dis tout ça, c’est parce qu’il doit vraiment tenir à toi. Comme je te l’ai dit, il n’a jamais amené personne ici.
Cette fois-ci, je ne discutai pas. Cela n’aurait servi à rien, et je ne pouvais pas lui dire que j’étais venue plus par obligation que par choix.
À l’étage, la fille avait entrepris de raconter son histoire, et ce que j’entendis me fit dresser l’oreille.
— ... m’a obligée à appeler mes colocataires. Je leur ai dit que j’étais tombée sur mon ex et qu’on partait tous les deux, mais ce n’était pas vrai. Je ne sais pas pourquoi je l’ai dit, les mots sortaient de ma bouche indépendamment de ma volonté...
— Ce n’est pas grave, Emily. (Bones parlait d’une voix douce.) Ce n’était pas ta faute, ils t’ont forcée à dire tout ça. Je sais que c’est dur, mais réfléchis bien. À part Charlie et Dean, as-tu vu quelqu’un d’autre ?
— Je suis restée enfermée dans l’appartement tout le temps, mais personne n’est venu... J’aimerais prendre une douche. Je me sens très sale.
— Ce n’est pas grave, répéta-t-il. Ici, tu seras en sécurité, et je trouverai les salopards qui ont fait ça.
Il devait déjà avoir passé la porte lorsqu’elle poussa tout à coup un cri.
— Attendez ! Si, il y avait quelqu’un d’autre, ça me revient. Charlie m’a emmenée jusqu’à lui, mais je ne sais pas où c’était. Je ne me suis rendu compte de rien, et d’un seul coup je me suis retrouvée dans cette maison. Je me souviens que la pièce était grande, avec du parquet, et du papier aux motifs bleus et rouges sur les murs. Il y avait un homme qui portait un masque. Je n’ai pas vu son visage, il ne l’a jamais enlevé...
Sa voix se mit à trembler. Tara secoua la tête de dégoût en imaginant ce qu’Emily n’était pas parvenue à dire.
— Je les retrouverai, répéta Bones d’un ton résolu. Je te le promets.
Il descendit quelques minutes plus tard.
— Elle s’est calmée, dit-il, plus à l’attention de Tara qu’à la mienne. Elle s’appelle Emily et elle n’a pas de proches à contacter. Elle vit seule depuis qu’elle a quinze ans et ses amis pensent qu’elle est partie avec un ancien copain. Pas la peine de leur dire quoi que ce soit, ça les mettrait en danger.
— Je vais refaire du café et monter la voir, dit Tara en se levant. Vous restez ?
— Impossible, répondit Bones en secouant la tête. On a un avion à prendre cet après-midi et on a réservé une chambre d’hôtel. Merci pour tout, Tara. Je te revaudrai ça.
Elle l’embrassa sur la joue. Cette fois-ci, cela ne me fit aucun effet.
— Pas la peine, mon chou. Fais attention à toi.
— Toi aussi. (Il se tourna vers moi.) Chaton ?
— Je suis prête. Merci pour le café, Tara, j’ai été ravie de te rencontrer.
— Ce n’est rien, ma petite. (Elle sourit.) Sois gentille avec notre petit Bones, et n’oublie pas, ne sois sage que si tu ne trouves pas de bêtise à faire !
Surprise par cette allusion coquine, je me mis à rire. C’était d’autant plus inattendu que les circonstances de notre rencontre n’avaient rien de particulièrement drôle.
— J’essaierai de m’en souvenir.
Bones ne parla pas pendant l’heure que dura le trajet de retour jusqu’à l’hôtel. Il y avait tellement de choses que je voulais lui demander, mais, bien entendu, le courage me fit défaut.
Finalement, quand nous arrivâmes au parking de l’hôtel, je n’y tins plus.
— Alors, c’est quoi le programme ? On cherche à savoir si la tête de Charlie était mise à prix ? Ou bien on essaie de voir si quelqu’un connaît l’identité de l’ordure masquée ? Je me demande pourquoi il s’est fatigué à mettre un masque. Peut-être qu’il était complexé, ou bien c’était quelqu’un qu’elle connaissait et il n’avait pas envie quelle puisse l’identifier ?
Bones se gara et me lança un regard insondable.
— Les deux sont possibles, mais, quoi qu’il en soit, je crois qu’il vaudrait mieux que tu te retires de la partie.
— Ah non, tu ne vas pas recommencer ! m’écriai-je, soudain en colère. Tu crois qu’après avoir vu ce qui est arrivé à Emily et à je ne sais combien d’autres filles je vais aller me cacher sous mon lit ? Tu l’as peut-être oublié, mais j’étais censée être l’une des victimes ! Pas question que je laisse tomber !
— Écoute, je ne doute pas de ton courage, répondit-il, agacé.
— Alors quoi ?
— J’ai vu ton visage. Ton regard quand je parlais à Charlie. Tu te demandais si j’allais passer du côté d’Hennessey. Au fond de toi, tu ne me fais toujours pas confiance.
En prononçant cette dernière phrase, il avait donné un violent coup sur le volant, et celui-ci se déforma sous le choc. Je tressaillis, et pas seulement à cause de son accusation.
— Tu étais très convaincant et je me suis presque laissé avoir. Allez, ne me dis pas que tu m’en veux vraiment ? Tous les jours depuis six ans, on me martèle que tous les vampires sont des salopards vicieux et menteurs, et, jusqu’ici, je te signale que tu es le seul, parmi tous ceux que j’ai rencontrés, à ne pas correspondre à cette description !
Bones laissa échapper un petit rire étonné.
— Tu te rends compte que c’est la chose la plus gentille que tu m’aies jamais dite ?
— Dis-moi, tu es sorti avec Tara ?
La question était sortie toute seule. Horrifiée, je retins ma respiration. Bon Dieu, pourquoi lui avais-je demandé ça ?
— Oublie ça, lui dis-je précipitamment. Ça n’a pas d’importance. Écoute, à propos de la nuit dernière... je pense qu’on a tous les deux fait une erreur. Tu t’en es probablement rendu compte toi aussi, et je suis sûre que tu es d’accord qu’il vaudrait mieux éviter que ça se reproduise. Je n’avais pas l’intention de perdre la tête avec Charlie, mais les vieilles habitudes sont dures à chasser... J’admets que l’image n’est pas terrible, mais tu vois ce que je veux dire. On va collaborer, faire tomber Hennessey et tous les membres de son petit gang, et ensuite... eh bien, chacun suivra son chemin. C’est ce qu’il y a de mieux pour tout le monde.
Il me regarda en silence pendant plusieurs secondes.
— J’ai bien peur de ne pas être d’accord, répondit-il finalement.
— Mais pourquoi ? Je fais un super-appât ! Tous les vampires veulent sucer mon sang !
Il eut un petit sourire au moment même où je regrettais le choix de mes mots. Bones tendit la main et me caressa le visage.
— Je ne veux pas que nous partions chacun de notre côté, Chaton, parce que je suis amoureux de toi. Je t’aime.
Je restai bouche bée, incapable de réfléchir l’espace d’un moment, puis je retrouvai ma voix.
— Non, tu ne m’aimes pas.
Il eut un petit rire et lâcha ma main.
— Tu sais, mon chou, c’est vraiment très énervant, cette habitude que tu as de toujours vouloir me dicter mes sentiments. Ça fait deux cent quarante et un ans que je suis sur Terre et je crois que je suis assez grand pour savoir ce que je ressens.
— Peut-être que tu dis ça juste pour coucher avec moi ? rétorquai-je d’un air soupçonneux en me rappelant Danny et ses mensonges enjôleurs.
Il me regarda, l’air manifestement ennuyé.
— J’étais sûr que tu penserais un truc comme ça. C’est pour ça que je ne t’ai rien dit plus tôt, parce que je n’avais pas envie que tu te demandes si je te racontais des mensonges pour t’attirer dans mon lit. Ceci dit, pour dire les choses crûment, je t’ai déjà fait passer à la casserole, et sans t’avoir déclaré ma flamme. C’est simplement que je n’ai pas envie de cacher mes sentiments plus longtemps.
— Mais on ne se connaît que depuis deux mois !
J’essayais maintenant d’argumenter, étant donné que le déni pur et simple ne semblait pas marcher.
Il eut un léger sourire.
— Je suis tombé amoureux de toi à la seconde où tu m’as proposé ce combat idiot dans la grotte. Tu étais là, enchaînée et tout ensanglantée, et tu remettais mon courage en question, tu me mettais presque au défi de te tuer. Pourquoi crois-tu que j’ai passé ce marché avec toi ? La vérité, ma belle, c’est que je voulais te forcer à passer du temps avec moi. Je savais que c’était le seul moyen pour que tu acceptes. Après tout, tu avais tellement de préjugés contre les vampires. Tu en as toujours, visiblement.
— Bones... (Les yeux écarquillés, je n’en revenais pas de ce qu’il venait de me révéler, et je sentais de plus en plus qu’il était sérieux.) Ça ne marcherait pas entre nous. Il faut qu’on arrête avant que ça aille plus loin !
— Je sais ce qui te fait dire ça. La peur. Tu es terrifiée à cause de la manière dont l’autre branleur t’a traitée, et tu es encore plus terrifiée de ce que dirait ta très sainte mère.
— Ça, elle en aurait des choses à dire, pas de doutes là-dessus, marmonnai-je.
— Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai affronté la mort, Chaton, et cette histoire avec Hennessey n’est pas différente des autres. Tu crois vraiment que la colère de ta mère va me faire peur ?
— Si t’étais un peu plus malin, oui, répondis-je, toujours en marmonnant.
— Alors tu peux me considérer comme le type le plus bête du monde.
Il se pencha vers moi et m’embrassa. Un baiser long et profond, chargé de promesses et de passion. J’adorais la manière dont il m’embrassait. On aurait dit qu’il buvait ma saveur et que sa soif était inextinguible.
Je le repoussai, haletante.
— Je te conseille de faire attention. Je t’aime bien, mais si tu essaies de m’embobiner pour arriver à tes fins, je te planterai un bon gros pieu en argent directement dans le coeur.
Il gloussa et fit glisser sa bouche le long de mon cou.
— Je ne pourrai pas dire que tu ne m’as pas prévenu.
La tension érotique de plus en plus palpable me fit frissonner.
— Et pas de morsure, ajoutai-je.
Son rire me chatouilla.
— Je te le jure sur mon honneur. Autre chose ?
— Oui... (J’avais de plus en plus de mal à réfléchir.) Tu n’iras avec personne d’autre si tu es avec moi.
Il releva la tête.
— Je suis soulagé de te l’entendre dire. Quand tu as dit à Tara qu’elle pouvait m’avoir aussi, je me suis demandé si tu n’étais pas polygame.
Je rougis.
— Je suis sérieuse !
— Chaton (il prit mon visage entre ses mains), je t’ai dit que je t’aimais. Ça veut dire que je ne veux personne d’autre.
Nous courions droit à la catastrophe, je le savais. Tout comme je savais que j’étais un monstre hybride, mais, quand je plongeais mes yeux dans les siens, cela n’avait plus aucune importance.
— Pour finir, et ce n’est pas négociable, je veux absolument traquer Hennessey avec toi. Si j’ai assez confiance en toi pour devenir ta... ta petite amie, il faut que de ton côté tu me rendes la pareille.
Il émit comme un soupir.
— S’il te plaît, reste en dehors de tout ça. Hennessey a des relations haut placées et il est impitoyable. C’est un mélange explosif.
Je souris.
— Je suis à moitié morte et tu l’es complètement. Nous aussi, on forme un mélange explosif.
Il rit sèchement.
— Là, tu marques un point.
— Bones... (Je durcis mon regard pour bien lui faire comprendre à quel point j’étais sérieuse.) Je ne peux pas tirer ma révérence quand je vois ce qui se passe. Je ne pourrais jamais me pardonner de ne pas avoir tout essayé pour arrêter ça. D’une manière ou d’une autre, je n’abandonnerai pas. Alors à toi de décider : soit je me bats avec toi, soit je tente ma chance sans toi.
Il m’adressa ce regard pénétrant que je connaissais si bien, et qui semblait capable de me transpercer le crâne. Mais je tins bon, et c’est lui qui finit par détourner les yeux.
— OK, ma belle. Tu as gagné. On le vaincra ensemble. Je te le promets.
Les premiers rayons du soleil commençaient à percer l’obscurité. Je les regardai avec regret.
— Le jour se lève.
— Je vois.
Il m’attira de nouveau contre lui et m’embrassa avec une telle ferveur que j’en eus le souffle coupé. Les mouvements de sa bouche et le contact de son corps ne me laissaient aucun doute quant à ses intentions.
— Mais c’est l’aube ! dis-je, étonnée.
Bones rit doucement.
— Franchement, ma belle, tu me crois mort jusqu’à quel point... ?
Un peu plus tard, nous prîmes le petit déjeuner apporté par le room-service – une extraordinaire invention, à mon humble avis. Le temps que nous passions la commande, il était plutôt l’heure de déjeuner, mais cela ne m’avait pas empêchée de demander des pancakes et des oeufs. Amusé, Bones me regarda enfourner la nourriture et saucer mon assiette jusqu’à ce que la dernière miette ait disparu.
— On peut passer une nouvelle commande, si tu veux. Inutile d’aller jusqu’à manger l’assiette.
— Au point où nous en sommes, ce ne serait pas très grave. Je crois qu’on peut dire adieu à notre caution, répondis-je en désignant du regard la lampe brisée, la table cassée, le tapis recouvert de sang, le canapé renversé et divers autres objets qui n’étaient plus vraiment dans le même état qu’à notre arrivée.
On aurait dit que la chambre avait été le théâtre d’une bagarre. En un sens, cela avait été le cas. Une bataille très sensuelle, en tout cas.
Il sourit et étendit les bras au-dessus de sa tête.
— Ça en valait chaque centime.
Le tatouage sur son bras gauche attira mon attention. Je l’avais déjà remarqué l’autre nuit, bien sûr, mais, bizarrement, je n’étais pas d’humeur très causante à ce moment-là. Je passai mon doigt sur le motif à l’encre noire.
— Des os croisés. C’est bien choisi. (Le tatouage n’était pas terminé : on ne voyait que le contour des os. La pâleur de sa peau faisait ressortir la noirceur de l’encre.) Tu l’as depuis quand ?
— C’est un copain qui me l’a fait il y a soixante ans. C’était un Marine qui est mort pendant la Seconde Guerre mondiale.
La vache, ça faisait un sacré fossé intergénérationnel. Son tatouage était trois fois plus vieux que moi. Un peu mal à l’aise, je changeai de sujet.
— Tu as trouvé d’autres infos sur Charlie ?
Il avait travaillé sur son ordinateur pendant que je commandais mon petit déjeuner. Je n’avais aucune envie de savoir de quelle manière il comptait découvrir si la tête de Charlie était mise à prix. Il allait peut-être le mettre en vente sur eBay ? Je voyais d’ici l’annonce : « Un cadavre extra frais ! Mise à prix : mille dollars ! »
— Je vais vérifier, je devrais avoir reçu quelque chose, répondit-il en sortant du lit avec grâce.
Il était encore nu et je ne pus m’empêcher d’admirer son postérieur. Bicentenaire ou pas, il offrait un spectacle qui valait le coup d’oeil.
— Ah, un mail, et de bonnes nouvelles. Transfert bancaire effectué, cent mille dollars. Je ne sais pas qui Charlie avait contrarié, mais il avait tiré le mauvais numéro. Je vais lui dire où se trouve le corps pour confirmation, et Hennessey ne tardera pas à en entendre parler. Ça fait aussi vingt mille dollars pour toi, Chaton, et tu n’as même pas eu à l’embrasser.
— Je ne veux pas de cet argent.
Ma réponse avait été immédiate. Je n’avais même pas eu à réfléchir. Malgré les protestations cupides d’une partie de mon cerveau.
Il m’observa avec curiosité.
— Pourquoi ? Tu l’as gagné. Je t’avais dit que cela faisait partie de notre accord, même si je ne t’en ai pas parlé dès le début. C’est quoi, le problème ?
En soupirant, j’essayai de mettre des mots sur le maelström d’émotions et de pensées qui tourbillonnaient dans ma tête.
— Parce que ce ne serait pas juste. C’était une chose de prendre l’argent quand on ne couchait pas ensemble, mais je n’ai pas envie d’avoir l’impression d’être une fille entretenue. Je ne veux pas être à la fois ta copine et ton employée. Franchement, c’est à toi de voir. Si tu me paies, je ne coucherai plus avec toi. Garde l’argent et on continue comme avant.
Bones éclata de rire et s’approcha de l’endroit où j’étais assise.
— Et tu te demandes pourquoi je t’aime ? Quand on y réfléchit bien, c’est toi qui me paies pour que je couche avec toi, parce que si je ne le fais pas, je te dois vingt pour cent sur chaque contrat. Bon Dieu, Chaton, à cause de toi je me prostitue de nouveau !
— Ce... ce n’est pas... merde, tu sais bien ce que je veux dire !
De toute évidence, je n’avais pas vu les choses sous cet angle. J’essayai de me dégager, mais ses bras se firent durs comme l’acier. Ses yeux étaient encore rieurs, mais j’y lisais aussi clairement autre chose. Ses pupilles marron foncé commencèrent à se teinter de vert.
— Tu ne vas nulle part. J’ai vingt mille dollars à gagner, et je vais m’y mettre tout de suite...
Nous montâmes dans l’avion après avoir emballé nos armes pour les faire voyager par transporteur privé, étant donné la rigueur des contrôles de sécurité dans les aéroports modernes. Dans la rubrique « contenu », Bones avait écrit « Tofu ». Il avait parfois un sacré sens de l’humour. Nous n’embarquâmes donc qu’avec nos bagages à main. Bones me laissa une nouvelle fois le siège près du hublot, et je sentis la puissance des réacteurs qui montaient à plein régime. Il avait les yeux fermés et je remarquai que ses doigts se crispèrent légèrement sur l’accoudoir lorsque l’avion se mit à accélérer.
— Tu n’aimes pas l’avion, on dirait ? demandai-je, surprise.
C’était la première fois que je le voyais avoir peur.
— Non, pas trop. Les accidents d’avion constituent l’une des rares morts accidentelles dont peut être victime un vampire.
Ses yeux étaient toujours fermés au moment du décollage, lorsque la puissance des réacteurs nous plaqua contre le dossier de nos sièges. Une fois passé le moment le plus intense, je soulevai l’une de ses paupières et je le vis jeter un coup d’oeil torve sur mon expression amusée.
— Tu n’y connais rien en statistiques. C’est le moyen de transport le plus sûr si l’on s’en tient aux seuls chiffres.
— Pas pour un vampire. On peut sortir vivant de n’importe quel genre d’accident de voiture, de catastrophe ferroviaire ou de naufrage. Mais quand un avion s’écrase, même les vampires en sont réduits à prier pour ne pas y rester. J’ai perdu un copain il y a quelques années dans un accident d’avion, en Floride. Le pauvre vieux, tout ce qu’ils ont retrouvé de lui, c’est sa rotule.
Contrairement à ce qu’il craignait, l’avion atterrit sans encombre à 16 h 30. Bones était aussi très utile lorsqu’il s’agissait de trouver un taxi. Il lui suffisait de fixer de son regard vert le chauffeur pour que ce dernier s’arrête. Cela marchait chaque fois, même lorsque le taxi transportait déjà des passagers. Ce fut le cas à deux reprises, pour ma plus grande gêne. Bones en harponna enfin un qui était libre et nous prîmes la direction de la maison de mes grands-parents. Depuis notre descente de l’avion, il était étrangement silencieux. Ce ne fut qu’à cinq minutes de la maison qu’il rompit soudain le silence.
— J’imagine que tu n’as pas envie que je te raccompagne jusqu’à la porte et que je te donne un baiser d’adieu devant ta mère ?
— Bien sûr que non !
Le regard dont il me gratifia me fit comprendre qu’il n’avait pas apprécié la vigueur de ma réponse.
— Comme tu veux, mais j’ai quand même envie de te voir ce soir.
Je poussai un soupir.
— Bones, non. Je ne suis déjà presque plus jamais chez moi. Le week-end prochain, j’emménage dans mon appartement, et les jours qui viennent sont les derniers que je passerai avec ma famille avant un petit moment. Quelque chose me dit que mes grands-parents ne viendront pas souvent me rendre visite.
— Il est où, cet appartement ?
Mince, j’avais oublié de le lui préciser.
— A environ dix kilomètres du campus.
— Donc tu ne seras qu’à vingt minutes de la grotte.
Comme ça tombait bien. Bones ne prononça pas ces derniers mots. Ce n’était pas la peine.
— Je t’appellerai vendredi pour te donner l’adresse. Tu pourras venir une fois que ma mère sera partie. Pas avant. Je ne plaisante pas, Bones. À moins que tu trouves quelque chose sur Hennessey ou sur le violeur masqué, laisse-moi un peu de temps. On est déjà dimanche.
La longue allée qui menait à la maison apparut derrière le virage que venait de prendre le taxi. Bones s’en rendit compte et me prit la main.
— Je veux que tu me promettes quelque chose. Jure-moi que tu ne vas pas encore essayer de t’enfuir.
— M’enfuir ?
Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Je n’avais pas beaucoup dormi et je ne me sentais pas vraiment d’attaque pour un jogging.
C’est alors que je compris ce qu’il voulait dire. Lorsque je rentrerais chez moi et que je regarderais ma mère dans les yeux, je préférerais mourir plutôt que d’admettre que j’entretenais une relation avec lui. Je le savais, et lui aussi devait le savoir. Mais, pour l’instant, la seule personne en face de moi, c’était lui.
— Non, je suis trop fatiguée pour m’enfuir, et tu es trop rapide pour moi. Tu me rattraperais.
— Exactement, ma belle, dit-il d’une voix aussi douce qu’implacable. Si tu t’enfuis, je me lancerai à ta poursuite. Et je te retrouverai.